Bill Viola ou la Planète des singes
De Bill Viola à la Planète des singes
Il m’a fallut cinq mois pour rendre visite à Bill Viola, artiste vidéaste exposé au Grand Palais. Je suis passée un bon millier de fois devant l’affiche placardée dans toutes les stations de métro, sans éprouver le choc esthétique escompté. Le type en lévitation sur fond bleu marin m’a tout de suite fait penser à une pub fracassée pour kisscool ou pour un film évangéliste à gros budget, pas de quoi dépenser 1h30 dans une file d’attente et 9 euros de ma poche. Pourtant, il me fallait quelque chose me mette sous la dent avant la sortie de la Planète des singes et le 21 juillet c’était un lundi donc je me suis pointé à 15h au Grand Palais. Pas folle comme d’habitude, j’avais positionné-là une pote en pied de grue qui m’attendait depuis 2 heures juste devant l’entrée, avec un petit orchestre formé par un clarinettiste et une boîte à rythme, tous les deux un peu au bout du rouleau. J’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de délicatesse de la part du service d’accueil du musée : même si on se tape deux heures d’attente dehors, sous le soleil ou sous la pluie, c’est en musique.
J’entrai donc, complètement profane, dans le temple de l’art contemporain consacré tout le printemps à un dieu de la vidéo expérimentale, j’ai nommé : Bill Viola. Qui est Bill Viola ? L’essentiel des informations utiles à la compréhension de cette article tiennent en une seule phrase : Bill Viola est un expérimentateur dans le domaine de la vidéo et c’est avec l’aide d’un studio à son nom qu’il réalise des films courts ayant pour support de prédilection des écrans de la taille d’une toile, qui s’exposent et se regardent dans des musées. L’exposition au Grand Palais fait suite à la collaboration de Bill Viola en tant que scénographe à l’opéra de Peter Sellars : Tristan und Isolde, donné à l’Opéra-Bastille.
Temps de pose
Ce qu’on ne peut pas faire au musée, c’est boire un café, écrire une carte postale pour ses parents, écouter de la musique et prendre une douche tout en regardant une vidéo de Bill Viola sur You Tube. Ce qui est possible au musée, dans un cas général, c’est de circuler sans regarder les œuvres, ou de consacrer un temps complètement disproportionné à la contemplation d’une seule. Mais ça, c’est vrai surtout pour les objets ‘’fixes’’, qui ne changent pas de forme au cours du temps. Que penser alors d’une exposition de vidéos ? Est-ce qu’on est pas plutôt proche du cinéma et de la salle de projection ? Des cartels indiquent la durée de chaque film, ce qui donne envie à un visiteur consciencieux de se taper entre 10 minutes et une heure de pose pour chacune des œuvres. Autrement dit, ça ne se mérite pas en une seule demi-journée, une exposition de Bill Viola, et pourtant c’est déjà beaucoup dans un emploi du temps chargé. Les œuvres qui ont retenu mon attention en terme de temps sont celles qui m’ont prise par surprise. J’ai été particulièrement sensible aux effets de prestidigitation de la toute première vidéo The Reflecting Pool (image en mouvement d’un bassin en forêt. Des ombres apparaissent dans le bassin, privés de leur propriétaires et autres gags amusants), à la pluie inversée sans Tristan’s Ascension, œuvre sur laquelle je vais revenir et par Surrender (deux portraits de pleureurs sont disposés tête-bêche, comme des cartes à jouer. L’eau dans laquelle ils semblent à moitié plongés envahit progressivement l’image et ainsi la déforme). Les vidéos moins chargées en effets spéciaux ne m’ont pas retenues plus de quelques secondes, à tord peut-être. Est-ce que la lenteur extrême est un bon critère artistique pour une œuvre vidéo ? Je n’ai pas ressenti cet état de suspension aquatique qui apparemment fait écho à une expérience toute particulière de Bill Viola avec l’élément aquatique :
« (. ..) J’ai oublié de garder l’air dans mes poumons et j’ai coulé à pic, comme une pierre. Je me suis alors assis au fond du lac, comme un petit bouddha, et j’ai vu ces rayons de lumière étonnants qui pénétraient dans l’eau, exactement comme dans Ascension. Ensuite, mon oncle m’a attrapé avec son bras et m’as sorti de l’eau. Cet incident où j’ai failli perdre la vie a été paradoxalement un pur cadeau. Je suis resté fasciné par le monde magnifique que j’avais découvert en me noyant. » (Bill Viola dans une interview présente dans le catalogue de l’exposition au Grand Palais)
L’immersion est donc peut-être le point de départ d’une rencontre possible avec les vidéos de Bill Viola, état difficile à trouver, dans un lieu aussi fréquenté et bruyant qu’une place de marché. On est bien loin du fond d’un lac en campagne. J’avais préféré regarder les vidéos de Viola sur l’écran rectangulaire de mon ordi, une tasse de thé à la main, avec le bruit de la pluie et des voitures, très loin.
Dans qu’elle position regarder l’exposition ?
À défaut d’être littéralement submergée par les images, je me suis appliquée à regarder mes congénères, qui sait, pourraient-ils me transmettre leur inspiration ? Le temps long de contemplation auquel nous contraint la vidéo apporte une certaine variété dans la façon dont les spectateurs occupent la salle. Certains sont assis juste devant l’écran, comme dans leur salon pour regarder la télé (c’est la position que j’ai choisie personnellement, parce qu’elle me semblait plus confortable et puis c’est très bouddhiste). D’autres personnes s’appuient contre le mur, ou occupent les rares bancs disséminés dans le noir, ou restent debout sans chercher aucun support. J’ai trouvé cette solution courageuse, quoique très étrange compte-tenu de la longueur des vidéos. Je n’ai pas essayé la position du poirier, quoique ça aurait été très pertinent pour quelques vidéos : la tête en bas, la plupart des scènes renversées et de lévitation seraient devenues de beaux moments de trampoline.
Les images que créent Bill Viola invitent à essayer tous les points de vue possibles, de la petite lucarne pour Catherine’s room (cinq petits écrans qui présentent l’intérieur d’une chambre et l’activité d’une femme, à des saisons différentes) et Fours Hands (quatre petits écrans qui présentent des paires de mains en mouvement d’âges différents) à l’écran géant pour Tristan Ascension, en passant par des objets moins identifiables comme le Heaven and Earth (Deux moniteurs se font face : celui du haut représente une femme mourante et celui du bas un nourrisson. L’ensemble m’a fait songer à un sablier). J’ai noté des œuvres aux dimensions très diverses, ce qui peut sans doute s’expliquer par le fait que l’exposition ait pour caractéristique de rassembler différentes époques dans l’existence de l’artiste. Au cours d’un échange trop peu connu entre J-P Fargier et Bill Viola, ce dernier évoque deux façons de travailler avec la vidéo qui peuvent être des clés de compréhension pour l’exposition : l’image frontale, proche du cinéma et l’œuvre dite environnementale, comme par exemple, The Veiling. Il s’agit d’une vidéo qui a pour caractéristique d’être projetée sur 7 écrans différents superposés et transparents. L’image est découpée en sept dimensions et vu de l’extérieur, l’ensemble ressemble à un jeu de domino géant et en tissu. Le Grand Palais a réussi le pari délicat de faire cohabiter en un même parcours les différentes propositions de Bill Viola, sans pour autant valoriser une période plutôt qu’un autre. J’ai eu l’impression agréable de vivre des expériences très différentes, au sein d’un parcours fluide, qui donne autant d’importance à tous les éléments de l’exposition. Si mon temps a été accaparé, au moment de la file d’attente comme dans le musée, je peux dire que je me suis sentie tout à la fois libre et agréablement conduite par la disposition de l’exposition dans l’espace. Un bon point pour les scénographes, donc.
The Veiling : http://dai.ly/x1pg6x4
Tristan’s emotion
En anglais, dans émotion, il y a motion, c’est-à-dire mouvement. S’il y a bien un moment de l‘exposition où j’ai pu ressentir –dieu soit loué- l’émotion esthétique qu’on m’a tant vantée, c’est pour Tristan Ascension. Une salle en bas d’un escalier en colimaçon m’y amène. J’y retrouve un parterre silencieux de spectateurs assis ou allongés (tiens, finalement à ce stade de l’exposition, même les plus téméraires peuvent se fatiguer…). Il s’agit d’un extrait de l’Opéra Tristan et Isolde (d’après Wagner) de Peter Sellars. Bill Viola avait pour l’occasion réalisé plusieurs heures de film projeté sur tout le fond de la scène. Ce spectacle a précédé de peu l’exposition au Grand Palais, j’imagine donc que certains visiteurs ont retrouvé des images qu’ils ont déjà vues dans un endroit différent, ce qui doit être une expérience plutôt fabuleuse. Ce n’était pas mon cas. Quoiqu’il en soit, j’ai été réellement captivée, transportée si l’on peut dire, par l’image qu’il m’a été donné de voir, et ce qui m’a été donné de voir, c’est tout simplement une autre approche du mouvement (aquatique aérienne), un point de vue capable de me transporter esthétiquement et émotionnellement. C’est une image assez difficilement descriptible, chacun peut se faire un point de vue personnel. Ce que j’ai vu, c’est un corps humain emporté par un torrent qui coulerait du bas vers le haut, un peu comme un geyser. Les gouttelettes d’eau m’ont plutôt fait songer à des bulles d’air, les mêmes qui s’échappent d’un corps en apnée dans l’eau. Ainsi, il existe une forme d’indistinction entre l’élément aérien et aquatique, d’autant plus que le corps ‘’lévite’’, c’est-à-dire qu’il est emporté par ces bulles d’air ou d’eau vers le sommet de l’image. De même, le grand mystère que contient cette image et qui la rend absolument irrésistible à la contemplation, c’est de savoir à quel moment l’élément aquatique intervient. La texture des vêtements et la légèreté du corps m’ont évidemment fait penser que cet homme était déjà plongé dans l’eau. Un corps mort ou en léthargie, puisqu’il est impossible de tenir aussi longtemps privé d’air sans frôler la mort de près. En revanche, la venue de la pluie dans l’image est en totale contradiction avec cette première interprétation. Pas de bassin mais un espace vide sur lequel un corps dort, bientôt réveillé par la pluie. On attend la fin de l’image pour comprendre ce qui s’est passé, mais là encore la conclusion est ouverte : on ne saura jamais si ce type a rejoint la surface de la terre ou le paradis éternel dans les nuages, s’il vient de survivre à la noyade ou s’il vient de se faire enlever par des extraterrestres.
Tristan Ascension : http://youtu.be/1CZYk4sLzIM
Ce qui fait la grande originalité et la force d’impact de certaines vidéos de Bill Viola, c’est qu’il a su donner de l’émotion au mouvement. Ce n’est pas une nouveauté : d’une certaine manière, le cinéma est né du désir de comprendre en le captant, le mouvement de la vie. C’est grâce aux expérimentations d’Edward Muybridge avec la chronophotographie (littéralement : la photographie du mouvement) que nous savons comment un cheval galope et ce qui fait qu’un sauteur à la perche ne perd jamais l’équilibre. Les tous premiers réalisateurs de film ont d’abord été des expérimentateurs et leurs films me semblent plus annoncer l’art vidéo que le cinéma. Le travail purement expérimental avec le média vidéo est donc un héritage dont Bill Viola a su se nourrir. Ce qu’il ajoute à cet héritage, c’est une recherche symbolique et esthétique qui apporte à ses vidéos expérimentales une dimension fortement émotionnelle et universelle.
« Live your Art » avec ou sans Fluxus ?
« Je suis né avec la vidéo », c’est une affirmation reprise et répétée au cours de l’exposition, mais qui n’est pas entièrement juste, si on considère que la vidéo a fait ses premiers pas dès la fin du XIXème siècle (Bill Viola serait bien vieux alors…). Il est peut-être plus juste dire que ce vidéaste est né avec l’entrée de la vidéo dans le domaine des avant-gardes artistiques, à la fois déroutantes et contestataires. Ainsi, Tristan Ascension est peut-être à voir dans la perspective d’un mouvement que Bill Viola a côtoyé : le mouvement Fluxus. Dans le domaine de l’art vidéo comme dans celui de la musique, il s’agissait, pour les membres de cette tribu, de promouvoir un ‘’living art’’, soit un art vivant, capable de rétablir le contact entre l’art et la vie. En particulier, la vidéo de Yoko Ono intitulée One et réalisée en 1965 est un document très représentatif de ce mouvement, et qui dresse beaucoup de ponts entre Fluxus et le travail de Bill Viola. Gros plan et ralenti sur la courte vie d’une allumette, dont on devine à peine les contours. Le mouvement que la main imprime à l’objet fait songer à une ligne dans un tableau et l’existence précaire de la flamme à la touche de lumière. J’ai tout de suite pensé à cette femme enflammée de la vidéo intitulée silhouette noire et chancelante pourrait être comparée à cette allumette dont la présence scénique est indissociable de la lumière produite par la flamme. La chute de la femme est une sortie hors du décor, hors de la scène.
Yoko Ono One : http://youtu.be/P7wfaJupGQw
Fire woman : http://youtu.be/GkMmKPItqoU
Mieux encore : prenons tout bonnement le manifeste du mouvement Fluxus, attentat perpétré à l’encontre du monde de l’art par Georges Maciunas, et qu’y retrouve-t-on ? La figure élémentaire de l’eau, du torrent, capable de tout emporter sur son passage :
PROMOUVOIR UNE INONDATION RÉVOLUTIONNAIRE ET UN RAZ DE MARÉE EN ART,
Promouvoir l’art vivant, l’anti-art, promouvoir UNE RÉALITÉ NON ART qui puisse être totalement comprise par tous, pas seulement les critiques, les dilettantes et les professionnels. (Georges Maciunas, Manifest Fluxus, 1963.)
Les œuvres de Bill Viola ont cet impact bien particulier sur la rétine et sur l’imaginaire qu’avaient les œuvres de Yoko Ono, Nam June Paik (un de ses inspirateurs directs) ou Chris Marker. La simplicité dans l’utilisation de l’image vidéo est bien souvent le point de départ de réflexions vertigineuses ou d’émotions intenses. L’inverse me paraît moins évident. Tout le monde ne s’est pas noyé une fois dans sa vie et je ne suis pas sûre que les années d’études à l’Université de Syracuse, en compagnie de John Cage et de Nam June Paik aient eues moins d’importance que cette expérience de l’enfance (selon les dire de Bill Viola, dans une interview donnée au Grand Palais et qui est présente dans le catalogue).
‘’Live your art’’, avait écrit Bill Viola dans ses carnets secrets et c’est le mot d’ordre imposé par le Grand Palais. Pourrait-on y voir un hommage à Fluxus, plutôt qu’une belle parole philosophique suspendue dans le vide ? Le manifeste du mouvement Fluxus n’a pas été montré sur le lieu de l’exposition et ne figure pas non plus dans le catalogue. La dimension la plus subversive de Bill Viola n’a pas été révélée, voilée par une lecture métaphysique et symbolique que propose le musée et qui est lisible à présent dans le catalogue que j’ai sous les yeux, et que vous pouvez consulter librement dans une bibliothèque spécialisée en art.
Bill Viola ou La planète des singes ?
Les organisateurs et curateurs de l’exposition, en collaborations avec Bill Viola ont-ils eût cette ambition d’allier ces images potentiellement renversantes à une reconsidération du monde de l’art contemporain ? La présence de la vidéo, inédite au Grand Palais selon le dépliant fournit à l’entrée en quatre langues, aurait pu tracer la voie d’une nouvelle approche de l’art. Il est radicalement déroutant de venir au musée pour voir des images en mouvement, et des images qui justement bouleversent nos préjugés sur ce que doit être une vidéo (de petite dimension, rapide, amateure). Mais au lieu d’une exploration, j’ai eu droit à la célébration d’un nouveau Michel Ange des temps modernes, capable de rivaliser avec les retransmissions sur grand écran du Vatican ou du dernier blockbuster à la mode, comme la planète des singes, comme ça par exemple. Je n’ai pu me défaire de cette impression de visiter un temple sacré, alors même que j’étais venue revoir des vidéos qui sont très accessibles sur le net. Le caractère solennel de l’entrée dans le musée, l’obscurité, le parcours truffé de phrases aussi absurdes que sur la route d’Alice dans la forêt des merveilles, l’absence de bancs, de chaises, bref d’endroits de repos pour les futurs petits bouddhas que nous sommes tous, toutes ces choses ont influencé négativement ma perception du travail de Bill Viola et de l’art vidéo en général. Pourquoi fallait-il que je me donne autant de mal pour aller voir des effets spéciaux bien pourraves, à comparer avec la planète des singes, et pour ne pas apprendre grand-chose sur les hommes et sur la vie en général, comme promis dans le streaming ? Il est une dimension souterraine, un peu illicite que je cherche en permanence dans l’art contemporain et que je ne trouve plus dans aucun lieu qui lui est dédié, alors même que la subversion et l’insoumission sont devenues à la mode. Ainsi, j’en ai conclu que maintenant comme il y a cinquante ans, on est jamais mieux servi que par soi-même et que les hauts lieux de l’avant-garde sont encore et toujours, cachés à la vue de tous. Les livres de Jean-Paul Fargier, de Mathilde Roman, le manifeste Fluxus et tout un tas de vidéos sur You Tube ont été des voies dérobées, qui m’ont permis d’apprécier autrement les images qui m’avaient déçues au musée. J’espère vous avoir donné envie de les explorer à votre tour,
Bien cordialement et à bientôt
Apache.
Biblio (s’il en faut une)
Catalogue de l’exposition au Grand Palais. Bill Viola : Paris, Grand Palais, Galeries nationales. Sous la direction scientifique de Jérôme Neutres.
Georges Maciunas « Manifeste Fluxus », 1963 IN Fluxus (auteurs de ) Révolution, L’Esprit du Temps, 2009.
Jean-Paul Fargier, Bill Viola au fil du temps, De L’incidence, 2014
Jean-Paul Fargier, The Reflecting Pool de Bill Viola, Yellow Now, 2005
Mathilde Roman Art vidéo et mise en scène de soi, L’Harmattan, 2008